17 avril – Citrons et cendres
Lorsque je me suis garé devant Ravenwood Manor, Lena m’attendait, assise sur la véranda délabrée. Elle portait une vieille chemise d’homme, un jean et ses Converse usées. L’espace d’une seconde, j’ai eu l’impression d’être remonté de trois mois dans le temps, et qu’aujourd’hui était un jour ordinaire. Sauf qu’elle avait aussi enfilé une des vestes à fines rayures de Macon, et que ça changeait tout. Depuis la disparition de son oncle, quelque chose clochait à Ravenwood. Un peu comme se rendre à la bibliothèque municipale de Gatlin et ne pas y trouver Marian, notre seule et unique bibliothécaire, ou à une réunion des FRA sans la présence de la plus importante fille des Filles de la Révolution Américaine[6], Mme Lincoln en personne. Ou entrer dans le bureau de notre maison pour y découvrir l’absence de ma mère.
La vaste plantation paraissait aller de mal en pis à chacune de mes visites. Sous la voûte des saules pleureurs, on avait du mal à imaginer à quel point et à quelle vitesse le jardin s’était détérioré. Les parterres de ces fleurs qu’Amma m’avait si impitoyablement appris à débarrasser de leurs mauvaises herbes quand j’étais enfant luttaient pour dénicher un peu d’espace vital dans la terre desséchée. Sous les magnolias, les touffes de jacinthes s’emmêlaient dans les hibiscus, et les héliotropes infestaient les myosotis. À croire que le parc était lui aussi en deuil. Ce qui était parfaitement possible. Ravenwood Manor m’avait toujours semblé agir à sa guise. Pourquoi en serait-il allé différemment de ses jardins ? Le poids du chagrin de Lena n’aidait en rien, sans doute. La maison reflétait ses humeurs, comme elle l’avait fait avec Macon.
À sa mort, il avait légué la demeure à sa nièce. Parfois, je me demandais s’il n’eût pas mieux valu qu’il s’en abstienne. De jour en jour, la maison avait l’air de plus en plus inconsolable. Chaque fois que je grimpais la colline, je me surprenais à retenir mon souffle, guettant le moindre signe de vie, une nouveauté, une fleur épanouie ; chaque fois que j’en atteignais le sommet, je ne découvrais que des branches nues supplémentaires.
Lena est montée dans la Volvo et a attaqué bille en tête :
— Je ne veux pas y aller.
— Personne n’a envie d’aller au bahut.
— Ne fais pas le malin. Cet endroit est horrible. Je préférerais encore m’enfermer ici et étudier le latin toute la sainte journée.
Ça n’allait pas être fastoche. Comment la persuader de se rendre dans un endroit que, moi-même, je fréquentais en traînant des pieds ? Le bahut, c’était la plaie. Il s’agissait là d’une vérité universelle, et qui osait affirmer que nous y passions les plus belles années de notre existence était soit ivre, soit cinglé. J’ai fini par considérer que la tactique de la psychologie inversée était la seule solution.
— Le lycée est censé symboliser les pires années de ta jeunesse.
— Ah ouais ?
— Ouais. Il faut que tu y retournes.
— Et en quoi ça va m’aider à me sentir mieux ?
— Aucune idée. Un truc du style, c’est si nul que, en comparaison, le reste de ta vie te paraîtra génial ?
— Si je poussais ta logique jusqu’au bout, je devrais carrément m’enfermer toute la journée avec Harper.
— Ou poser ta candidature pour devenir cheerleader.
Elle a joué avec son collier, sa collection de babioles a tintinnabulé.
— C’est assez tentant, a-t-elle murmuré.
Elle a souri, presque ri, et j’ai su que j’avais gagné la bataille.
Lena a laissé sa tête sur mon épaule durant tout le trajet. Toutefois, lorsque nous sommes arrivés sur le parking de Jackson, elle n’a pas réussi à se résoudre à sortir de la voiture. De mon côté, je n’ai pas osé couper le moteur.
Savannah Snow, la reine du lycée, nous a dépassés en remontant son tee-shirt moulant au-dessus de son jean. Emily Asher, son premier mercenaire, suivait, expédiant des textos tout en sinuant entre les voitures. Nous repérant, elle a saisi sa copine par le bras, et elles se sont arrêtées, la réaction de toute fille de Gatlin bien élevée par sa maman lorsqu’elle était confrontée à quelqu’un récemment frappé par le deuil d’un proche. Ses bouquins plaqués contre la poitrine, Savannah nous a contemplés en secouant la tête avec tristesse. On aurait cru regarder un vieux film muet. « Ton oncle est mieux là où il se trouve maintenant, Lena. Il a atteint les portes de perle, où un chœur d’anges l’a mené à son bienveillant Créateur. » J’ai traduit leurs pensées à Lena. Elle avait déjà pigé.
Ça suffit !
Lena a glissé son cahier à spirale devant son visage dans un effort pour disparaître. Emily a levé la main et nous a adressé un demi-salut timide destiné à nous faire comprendre qu’elle n’envahissait pas notre espace personnel, qu’elle avait non seulement une bonne éducation, mais aussi de la sensibilité. Pas la peine de lire dans les esprits pour deviner ce à quoi elle songeait. « Je ne m’approche pas, parce que je te laisse à ton chagrin, très chère Lena Duchannes. Mais je serai toujours là pour toi, toujours, comme me l’ont appris la Bible et ma maman. »
Après un hochement de menton d’Emily à Savannah, les deux pestes se sont éloignées à pas lents et lourds, comme si elles n’avaient jamais été à l’origine, quelques mois auparavant, de la cabale des Anges Gardiens, dont le seul but avait été de chasser Lena du lycée. Dans un certain sens, cette nouvelle attitude était pire. Emory, qui galopait afin de les rattraper, nous a soudain vus et a ralenti pour adopter une démarche plus solennelle, tapant sur mon capot au moment où il passait devant. Il ne m’avait pas adressé la parole depuis des mois, mais lui aussi tenait maintenant à marquer son soutien dans l’épreuve. Bon sang ! Qu’est-ce qu’ils étaient cons !
— Ne dis rien, m’a demandé Lena en se roulant en boule sur le siège passager.
— Je suis surpris qu’il n’ait pas enlevé sa casquette. Sa mère va lui flanquer la volée du siècle quand il rentrera à la maison ce soir.
J’ai coupé le contact.
— Si tu la joues habile, tu finiras par entrer dans l’équipe des cheerleaders, Lena Du-channes, ai-je ajouté.
— Ils… ils sont tellement…
Sa colère était telle que, une seconde, j’ai regretté ma plaisanterie. Mais ce genre de spectacle allait nous être donné toute la journée, et je tenais à ce qu’elle soit prête avant de mettre un pied dans les couloirs. J’avais passé trop de temps à être le-pauvre-Ethan-Wate-dont-la-maman-est-morte-l’année-dernière pour l’ignorer.
— Hypocrites ? ai-je suggéré.
— Moutonniers.
Pas faux.
— Je n’ai pas du tout envie d’appartenir à leur bande, a-t-elle repris, et je ne veux pas m’asseoir à leur table, à la cafète. Je refuse qu’ils posent seulement un œil sur moi. Je sais que Ridley les a manipulés grâce à ses pouvoirs, mais s’ils n’avaient pas organisé cette fête pour mon anniversaire… si j’étais restée à l’intérieur, comme l’avait exigé oncle Macon…
« Il aurait peut-être survécu. » Là encore, les mots étaient inutiles.
— Tu n’en sais rien, L, ai-je plaidé. Sarafine aurait sûrement trouvé un autre moyen de t’atteindre.
— Ils me détestent, et c’est normal.
Ses cheveux se sont mis à boucler et, un instant, j’ai craint qu’un déluge ne démarre. Puis elle s’est pris la tête entre les mains sans prêter attention aux larmes qui se perdaient dans sa chevelure emmêlée.
— Certaines choses sont immuables, a-t-elle insisté. Je n’ai aucun point commun avec eux.
— Navré de briser tes rêves, mais ce n’est ni nouveau ni près d’arriver.
— Je sais. N’empêche, un truc a changé. Tout a changé.
— Pas tout, ai-je objecté en regardant par la vitre.
Boo Radley m’a retourné mon regard. Il était assis sur la ligne blanche délavée qui délimitait l’emplacement voisin du nôtre, comme s’il avait guetté cette heure. En bon chien d’Enchanteur, Boo suivait Lena partout. J’ai songé au nombre de fois où j’avais envisagé de prendre ce cabot en stop, histoire de lui faire gagner un peu de temps. J’ai ouvert la portière, il n’a pas bronché.
— À ta guise, mon pote.
Je refermais la portière, conscient que Boo ne grimperait jamais dans la bagnole, quand, au même moment, il a sauté sur mes genoux, a bondi au-dessus du levier de vitesses et s’est blotti dans les bras de Lena. Elle a enfoui son nez dans son pelage, humant profondément, comme si cet animal miteux créait un air entièrement différent de celui qui planait dehors. Tous deux formaient une masse tremblante de poils et de cheveux noirs et, durant une minute, l’univers a paru fragile, sur le point de se déliter si je prenais le risque de souffler dans la mauvaise direction ou si je tirais sur le mauvais fil.
J’ai deviné ce que je devais faire. Bien que je ne me l’explique pas, l’intuition m’a submergé avec une puissance aussi forte que le jour où j’avais croisé Lena pour la première fois. Les rêves que nous avions partagés si longtemps, si réels qu’ils laissaient des traces de boue sur mes draps ou des flaques d’eau sur mon plancher. Cette émotion-là était identique. À moi de trouver quel fil tirer. À moi d’être celui qui saurait quelle direction emprunter. Dans l’état où elle était, Lena n’était pas en mesure de tracer sa route toute seule. Par conséquent, la tâche m’incombait.
Perdue. Elle était perdue, et je n’avais pas le droit de l’abandonner ainsi.
Remettant le moteur en marche, j’ai reculé. Nous n’avions pas dépassé les limites du parking, mais j’avais compris sans qu’il ait été nécessaire de le formuler qu’il était temps que je la ramène chez elle. Boo n’a pas ouvert les paupières de tout le trajet.
Nous avons emporté une vieille couverture à Greenbrier et nous sommes confortablement installés près de la tombe de Genevieve, sur un petit carré d’herbe, à côté du foyer de la cheminée aujourd’hui disparue et du mur en ruine. Les arbres et les prés noircis nous cernaient de toutes parts, cependant que des touffes de vert commençaient à peine à se frayer un chemin à travers la terre durcie. Ça restait néanmoins notre refuge, le premier endroit où nous avions discuté après que Lena, en cours de littérature, eut fracassé la fenêtre d’un seul regard et de ses pouvoirs d’Enchanteresse. Tante Del ne supportait plus le spectacle du cimetière incendié et des jardins détruits, Lena n’en avait cure. C’était ici qu’elle avait vu Macon pour la dernière fois, ce qui rendait les lieux sûrs. D’une drôle de manière, les ravages du feu étaient familiers, voire rassurants. Les flammes avaient surgi, avaient tout dévoré sur leur passage, puis s’en étaient allées. Désormais, on n’avait plus à s’interroger sur ce qui risquait de se produire, ni quand cela aurait lieu.
L’herbe était humide et verte, et j’ai enroulé la couverture autour de nous.
— Rapproche-toi, tu gèles.
Elle a souri sans me regarder.
— Depuis quand un prétexte est-il nécessaire pour que je me rapproche de toi ?
Elle s’est nichée contre mon épaule, et le silence est tombé, nos corps se réchauffant mutuellement, nos doigts entrelacés, la décharge électrique remontant le long de mon bras. C’était toujours ainsi lorsque nous nous touchions : une petite secousse m’ébranlait, qui gagnait en ampleur à chaque effleurement. Un rappel nous signifiant qu’Enchanteurs et Mortels n’étaient pas destinés à être ensemble. Du moins, pas sans que le Mortel y laisse la vie.
J’ai examiné les branches noires et tordues, le ciel lugubre. J’ai repensé au jour où j’avais suivi Lena dans ce domaine, comment je l’avais dénichée en train de pleurer dans les hautes herbes. Nous avions observé les nuages gris s’effaçant de la nue par ailleurs bleue, des nuages qu’elle déplaçait rien qu’en y songeant. Un ciel dégagé, voilà ce que je représentais à ses yeux. Elle était l’ouragan Lena, je n’étais que ce bon vieil Ethan Wate. Je n’imaginais pas ce que ma vie aurait été sans elle.
— Regarde !
Se redressant, elle s’est hissée jusqu’à la ramure calcinée et fragile. Un citron parfaitement jaune, le seul du verger, entouré par des cendres. Lena l’a cueilli, des flocons noirs ont voleté alentour. Dans sa paume, le zeste luisait. Elle s’est laissée retomber entre mes bras.
— Tu te rends compte ? Tout n’a pas brûlé.
— Ça repoussera, L.
— Je sais, a-t-elle répondu sur un ton guère convaincu en tournant et en retournant l’agrume entre ses doigts.
— L’année prochaine à la même époque, tout aura repris vie.
Elle a levé la tête, et j’en ai profité pour embrasser son front, son nez, la tache de naissance en impeccable croissant de lune sur sa pommette.
— Tout sera vert. Même les citronniers repousseront.
Nous nous sommes débarrassés de nos chaussures, avons frotté nos pieds les uns contre les autres, l’habituelle décharge se manifestant dès que nos peaux nues entraient en contact. Nous étions si proches que ses boucles se répandaient sur mon visage. J’ai soufflé pour les écarter. Elle m’a entraîné, j’ai été ballotté par le courant qui nous reliait et nous séparait en même temps. Quand j’ai tendu le cou afin de baiser sa bouche, elle m’a taquiné en fourrant le citron sous mon nez.
— Sens !
— Il a la même odeur que toi.
Citrons et romarin, le parfum qui m’avait attiré vers elle lors de notre première rencontre. Elle l’a humé, a grimacé.
— Acide, a-t-elle plaisanté. Comme moi.
— Je ne te trouve pas acide.
Je l’ai serrée encore plus fort contre moi, jusqu’à ce que nos cheveux soient pleins de cendres et d’herbes, jusqu’à ce que le fruit ait roulé quelque part sous nos pieds, en bas de la couverture. Sur ma peau, la chaleur avait des allures de feu. Même si, ces derniers temps, tout ce que j’éprouvais quand je tenais sa main était un froid mordant, quand nous nous embrassions pour de vrai, ce n’était que chaleur. Je l’aimais jusqu’au moindre atome, jusqu’à la moindre de ses cellules incandescentes. Nous nous sommes ainsi embrassés au point que mon cœur a commencé à avoir des ratés, et que la lisière de mon champ de vision, de mes sensations, de mon ouïe a commencé à s’assombrir…
Lena m’a repoussé, pour ma sauvegarde, et nous sommes restés allongés, tandis que je tentais de reprendre haleine.
Ça va ?
Euh… oui.
Ce n’était pas vrai. Une odeur de roussi m’a chatouillé les narines, et je me suis aperçu qu’il s’agissait de la couverture. Elle se consumait sous nos corps, là où elle touchait le sol. Se levant, Lena l’a soulevée. Dessous, l’herbe était calcinée et piétinée.
— Tu as vu ça, Ethan ?
— Quoi ?
J’étais encore essoufflé, bien que je m’efforce de ne pas le montrer. Depuis l’anniversaire de Lena, les choses avaient empiré, physiquement parlant. Je ne pouvais pas retenir mes caresses, même si, parfois, la douleur qu’elles m’infligeaient m’était intolérable.
— L’herbe a encore brûlé.
— Bizarre.
Elle a posé sur moi un regard indéchiffrable, ses yeux étrangement sombres et brillants à la fois, puis elle a donné un coup de pied dans la terre.
— Ma faute, a-t-elle maugréé.
— Il faut dire que tu es sacrément ardente.
— C’est bien le moment de plaisanter, tiens ! C’est de pire en pire.
Assis l’un près de l’autre, nous avons observé ce qu’il restait de Greenbrier. Sauf que ce n’était pas vraiment la propriété que nous contemplions, plutôt la puissance de l’autre feu.
— Ma mère tout craché, a-t-elle ronchonné, amère.
Le feu était l’apanage des Cataclystes, et celui de Sarafine n’avait épargné aucun pouce de ces prés, la nuit des seize ans de Lena. Depuis peu, cette dernière provoquait des sinistres sans l’avoir voulu. Un nœud a tordu mon estomac.
— L’herbe repoussera, elle aussi, ai-je tenté.
— Et si je ne le souhaitais pas ? a-t-elle objecté d’une voix douce et étrange tout en éparpillant une poignée de brins calcinés entre ses doigts.
— Quoi ?
— Pourquoi faudrait-il qu’elle repousse ?
— Parce que la vie continue, L. Les oiseaux vaquent à leurs occupations, les abeilles aux leurs. Les graines s’éparpillent, tout finit toujours par repousser.
— Avant de se consumer de nouveau. Si tu as la malchance d’être avec moi, s’entend.
Il ne servait à rien de tenter de discuter avec elle quand elle était en proie à ce genre d’humeur. Dix-sept ans en compagnie d’Amma et des périodes où elle virait au noir me l’avaient appris.
— Parfois, oui.
Repliant les genoux, elle a posé son menton dessus. Sa silhouette dessinait une ombre beaucoup plus grande qu’elle ne l’était en réalité.
— N’empêche, je me considère comme chanceux.
J’ai déplacé ma jambe de façon à ce qu’elle soit prise dans la lumière, projetant ainsi une longue ligne noire à travers la sienne. Nous avons attendu comme ça, reliés par nos seules ombres, que le soleil se couche et qu’elles s’étirent jusqu’aux arbres incendiés et disparaissent dans le crépuscule. Nous avons écouté les cigales sans mot dire en tâchant de ne penser à rien, jusqu’à ce que la pluie se remette à tomber.